Q&A - Studio Klarenbeek & Dros
Ce questionnaire fut à l'origine soumis à cinq designers internationaux, dont Charles Eames et Joe Colombo, par la commissaire d’exposition Yolande Amic, en vue de la préparation de l’exposition inaugurale du Musée des Arts Décoratifs « Qu’est-ce que le design ? » en 1969. Profondément marqué par son temps, les questions et les réponses originelles à ce questionnaire témoignent de la naissance de la discipline à l’ère de la consommation de masse. En se confrontant à cette archive, les designers d’Atelier Luma proposent une vision renouvelée du design et du rôle du designer au XXIème siècle qui après une industrialisation effrénée est confronté à l'urgence environnementale.
Quelle est votre définition du « design » ? Envisager des besoins humains dans un contexte social, technologique, politique, économique et environnemental et proposer des idées et des solutions qui répondent à ces besoins d'une manière concrète. L'étape d'après consiste à se rapprocher des marchés et partenaires qui peuvent leur donner vie dans un avenir proche et les livrer à l'utilisateur.
Le design est-il l'expression d'un art (d'une forme d'art) ? Le design peut, en tant qu'art, traduire une pensée autonome ou une vision qui touche l'intérieur profond du designer. Il s'agit d'imaginer un objet ou un concept à expérimenter. Nous pensons que le design ne doit pas seulement proposer de nouvelles perspectives, mais viser également la création d'une trajectoire ou d'une solution concrète, à adopter ou utiliser.
Le design est-il un artisanat avec un objectif industriel ? Nous pensons que le design doit s'adapter au lieu dans lequel il s'inscrit, et demeurer unique, notamment en cette période où nous nous efforçons de revaloriser notre identité et notre lieu d'appartenance. Nous interrogeons les processus industriels dans leur ensemble et nous explorons les nouvelles formes possibles de fabrication locale et décentralisée.
Quelles sont les limites du design ? La pensée et la créativité sont sans limites. Cependant, nous ne pouvons pas nier les limites auxquelles nous sommes aujourd'hui confrontés. Compte-tenu des défis mondiaux actuels, nous devons intégrer à notre réflexion les ressources sociales et environnementales disponibles et tâcher d'atteindre un équilibre.
Est-ce que le design est une discipline qui ne concerne qu'une part de l'environnement ? Comme notre écologie ; tout est connecté.
Est-ce une méthode générale d'expression ? Le contenu historique et les archétypes peuvent se révéler très utiles à la production de nouvelles idées.
Le design est-il la création d'un individu ? Peu de personnes sont clairvoyantes et capables d'envisager par elles-mêmes des perspectives nouvelles. Lorsqu'une personne propose une idée, les autres en font quelque chose. Le processus de création repose sur des actions et des réactions. C'est la raison pour laquelle nous croyons en l'importance et en l'efficacité des équipes et/ou réseaux interdisciplinaires.
… ou la création d'un groupe ? Nous avons besoin les uns des autres.
Y a-t-il une éthique du design ? L'éthique change avec le temps et évolue au fur et à mesure que les tendances et notre connaissance commune évoluent. Nous avons une approche éthique du design, intégrant les questions sociales, écologiques et éthiques qui lui sont liées. Les aspects économiques ne devraient pas primer sur les aspects environnementaux par exemple, mais qui en était conscient il y a 50 ans ? Maintenant nous savons que la croissance économique ne vaut pas grand-chose face à la dégradation de notre environnement. Cette réflexion vaut aussi pour d'autres domaines.
Le design doit-il obligatoirement produire des objets nécessaires ? Un concept, un objet ou une visualisation peut susciter une discussion et en déclencher d'autres. Au bout du compte, l'utilité est la seule façon de mettre en œuvre et de créer un impact réel.
Le design peut-il créer des produits dont le but unique est le plaisir ? Pourquoi pas ? Nous souhaitons éduquer et impliquer les gens. Le plaisir favorise l'interaction et stimule la transformation.
La forme dérive-t-elle de l'analyse de la fonction ? La forme n'est jamais directrice ; elle découle de ses limites technologiques, historiques, sociales et écologiques.
L'ordinateur peut-il remplacer le designer ? Les créatifs seront certainement les derniers à se faire remplacer par les produits de l'automatisation.
Est-ce que le design a pour conséquence la production d'objets manufacturés ? On est en train de repenser la fabrication industrielle et de rechercher une nouvelle organisation des modèles de fabrication qui garantirait l'égalité sociale et démocratique et promouvrait la responsabilité collective.
Le but du design est-il de modifier un objet ancien grâce à de nouvelles techniques ? Des nouvelles techniques engendrent des nouvelles formes. Nous recherchons les valeurs intemporelles des objets anciens et explorons l'archétype de ces objets au moyen des nouvelles technologies. Nous pensons que le fait de communiquer à l'aide d'objets faisant partie de notre mémoire collective facilite l'acceptation des objets nouveaux.

Le design peut-il être utilisé pour modifier la forme d'un objet existant afin de le rendre plus attractif ? Le design doit défier les modèles anciens et rechercher la nouveauté, en allant au-delà de la seule dimension esthétique.
Le design est-il un élément d'une politique industrielle ? Oui mais il ne devrait pas être uniquement guidé par le profit.
La création en design dépend-elle de contraintes ? Dans notre profession, les contraintes sont le point de départ de tout projet. Notre objectif est de créer plus de possibilités et de perspectives.
Le design est-il régi par des lois ? Le design doit briser les modèles anciens mais demeurer en harmonie avec notre équilibre social et naturel. Les lois devraient plutôt rendre possible la transition vers les nouveaux modèles, et non les compromettre.
Existe-il des tendances ou des écoles de design ? Le design est une fraction concrétisée d'un mouvement en cours, et les écoles de design peuvent apprendre à dévoiler, réagir à et prédire les tendances.
Le design est-il éphémère ? Concevoir le design comme de simples tendances est très hasardeux.
Doit-il s'orienter vers l'éphémère ou vers le permanent ? Tout ce que nous créons et utilisons est amené à disparaître. Ces dernières années, nous avons développé de nouveaux processus, entièrement compatibles avec le cycle écologique et en circuit fermé, de la culture de biomasse via la production de matériaux à l'aide de micro-organismes jusqu'au produit fini et à sa possible revitalisation. Dans le cadre de ces projets, nous recherchons par exemple des applications pour des ustensiles de tous les jours, de la vaisselle à l'architecture, qui sont, en définitive, éphémères. Mais c'est une affirmation très relative, qui dépend d'un contexte, car pour le monument de la commémoration de la Première Guerre Mondiale ou pour la forteresse romaine Fectio que nous avons conçus, nous avons délibérément choisi d'utiliser le même type de matériaux que les artéfacts trouvés sur place et nous sommes servis de pierres issues d'un mur datant de 2000 ans et ayant une architecture comparable.
Comment vous définissez-vous par rapport à un décorateur ? Un architecte d'intérieur ? Un styliste ? Nous avons un point de départ différent. Le design ne se limite pas à une simple approche esthétique.
À qui s'adresse le design : au grand nombre (les masses) ? Aux spécialistes ou à l'amateur éclairé ? À une classe sociale privilégiée ? Nous nous efforçons de combler ces écarts et de penser plus grand que la sous-culture, de ne pas cibler un groupe cible précis; nous voulons remettre en question les cycles de production, la division du travail et trouver de nouveaux modèles économiques. Nous recherchons plutôt un lien local au niveau d'un endroit précis, pouvant avoir un impact sur un large éventail de groupes cibles.
Après avoir répondu à toutes ces questions, est-ce que vous avez l'impression de pratiquer la profession de « designer » dans des conditions satisfaisantes, ou même optimum ? Notre travail consiste à explorer la nouveauté, ce qui demande beaucoup d'énergie mais qui dans le même temps nous nourrit - ainsi que les autres - et nous instruit davantage. N'importe quelle situation attise notre curiosité et suscite notre intérêt.
Avez-vous été obligé d'accepter des compromis ? Comme nous sommes des designers indépendants, nous jouissons d'une vraie liberté de pensée et de création. Cela implique toutefois des compromis.
Quelle est la condition principale pour la pratique du design et sa propagation ? Il s'agit de cibler un avancement progressif, tout en recherchant l'acceptabilité collective, que l'on peut considérer avoir atteint lorsque les gens sont prêts à se joindre au projet.
Quel est le futur du design ? Nous voyons que les communautés sont en train de définir leur identité locale, leur place et leur authenticité. Elles ont besoin de résoudre les problèmes locaux liés au changement accéléré de leur position environnementale et économique. Dans cette société de plus en plus fragmentée, les communautés se nourriront d'un échange encore plus important de connaissances mondiales et d'avancées concernant les domaines du renseignement et des technologies intelligentes. Cela pourra peut-être nous permettre de résoudre des problèmes globaux à l'échelle locale et de déterminer la portée du design aux niveaux local et mondial.