Q&A - Lukas Wegwerth
Ce questionnaire fut à l'origine soumis à cinq designers internationaux, dont Charles Eames et Joe Colombo, par la commissaire d’exposition Yolande Amic, en vue de la préparation de l’exposition inaugurale du Musée des Arts Décoratifs « Qu’est-ce que le design ? » en 1969. Profondément marqué par son temps, les questions et les réponses originelles à ce questionnaire témoignent de la naissance de la discipline à l’ère de la consommation de masse. En se confrontant à cette archive, les designers d’Atelier LUMA proposent une vision renouvelée du design et du rôle du designer au XXIème siècle qui après une industrialisation effrénée est confronté à l'urgence environnementale.
— Quelle est votre définition du « design » ?
Trouver une solution à un problème, échanger des idées, apprendre de ses erreurs, fabriquer.
— Le design est-il l'expression d'un art (d'une forme d'art) ?
Je crois que l’art et le design sont vraiment deux formes d’expression différentes avec beaucoup de zones grises et d’intersections. J'ai le sentiment d'être un designer.
— Le design est-il un artisanat ayant un objectif industriel ?
L’aspect industriel me paraît secondaire. C'est un artisanat ou une profession pour certaines personnes. Il existe des moyens très variés d'aborder les gens. Le processus industriel peut être un moyen de les atteindre.
— Quelles sont les limites du design ?
Pour moi, la définition du design est plutôt large. La plupart des problèmes peuvent être interprétés comme des tâches appartenant au domaine du design. Néanmoins, cela implique le risque de faire « éclater » l’idée même du design.
— Est-ce que le design est une discipline qui ne concerne qu'une partie de l'environnement ?
Certainement pas. Le champ du design est tellement étendu qu’il interagit avec tous les aspects de notre environnement.
— Est-ce une méthode d'expression générale ?
Étant continuellement en lien avec le zeitgeist (dans la philosophie allemande, le zeitgeist désigne le climat intellectuel et culturel, les jugements, les habitudes et les pensées d'une époque donnée), le design est le miroir d’une certaine époque.
— Le design est-il la création d'un individu ?
Non, car il n’existe jamais dans un espace confiné.
— Le design est-il la création d'un groupe d'individus ?
Toujours, parce que même lorsque l'on travaille seul, on s’identifie aux travaux que d’autres ont effectué précédemment.
— Y a-t-il une éthique du design ?
Je l’espère sincèrement. Comme beaucoup, j’en ai une. Les questions de développement durable et de dimension sociale influencent toujours mes décisions.
— Le design doit-il obligatoirement produire des objets nécessaires ?
Cela dépend de l'interprétation que chacun a du mot “utile”. Un objet peut être utilisé pour laisser vagabonder nos pensées, nous surprendre ou nous faire réfléchir quant à une question posée.
— Le design peut-il créer des produits dont le but unique est le plaisir ?
Aucun exemple d'objet ou de projet de la sorte ne me vient en tête. Mais, même si quelque chose est apparemment dépourvu de sens ou de pensée, cela reflète quand même notre société et peut être sujet à réflexion. D'une manière dialectique, cela peut même être le point de départ et le moteur d'un travail approfondi.
— La forme dérive-t-elle de l'analyse de la fonction ?
Je pense que la forme est un outil puissant et un bon point de départ pour faire une analyse de la fonction. Cette dernière peut être interprétée selon différentes méthodes et le terme “fonctionnalité” est hautement subjectif. Dans mon travail, je remplace habituellement le mot « fonction » par le mot « processus » et je démarre le processus pour le laisser évoluer et définir la forme.
— L'ordinateur peut-il remplacer le designer ?
Jamais!
— Est-ce que le design a pour conséquence la production d'objets manufacturés ?
Non, puisqu’un élément de design n’est même pas nécessairement tangible ou reproductible. Je ne pense pas du tout qu'il s'agisse d'une caractéristique du design.
— Le but du design est-il de modifier un objet ancien grâce à de nouvelles techniques ?
Pour continuer à produire un travail significatif, on doit garder un œil sur les nouvelles possibilités offertes par la technologie , les utiliser de manière expérimentale afin de trouver des solutions nouvelles et meilleures. Cela peut entraîner la modification d'une chose existante ou la création de quelque chose de totalement nouveau. Le dialogue entre ancien et nouveau est très important pour moi et va même au-delà de la modification ; il rend mon travail possible.
— Le design peut-il être utilisé pour modifier la forme d'un objet existant afin de le rendre plus attractif ?
Lorsque je travaille, je garde toujours à l’esprit l’idée d’une d'amélioration constante. Cette idée ne concerne pas particulièrement la valeur marchande ou les chiffres de vente, mais la qualité.
Il n'existe pas de fin à ce processus de modification, je ne considère jamais une chose comme accomplie . Je définirais mon travail comme un processus continu dans lequel une étape implique potentiellement les suivantes.

— Le design est-il un élément d'une politique industrielle ?
Il l’est certainement. Mais mon approche du design n'est pas liée au monde de l'entreprise et aux stratégies marketing. Je n'ai en fait jamais utilisé le design de cette manière, je préfère utiliser mon travail de conception pour me connecter à des personnes partageant le même état d'esprit que moi.
— La création en design dépend-elle de contraintes ?
Nous avons besoin de contraintes. Dans un espace contraint, vous pouvez construire des structures physiques et immatérielles beaucoup plus significatives que vous ne pourriez le faire dans un espace vide. Le “tout est permis” mène à un design très ennuyeux.
— Le design est-il régi par des lois ?
Il existe certainement des lois et des règles que vous pouvez apprendre et suivre pour obtenir de meilleurs résultats. C'est une chose que l'enseignement du design classique peut vous apprendre. Et lorsque cette connaissance se conjugue aux sentiments, aux sens et à l'expression, je ressens une grande émotion. Seuls les mélanges et les combinaisons peuvent aboutir à des résultats qui me touchent vraiment.
— Existe-il des tendances ou des écoles de design ?
Oui, mais je ne sais toujours pas à quelle école j’appartiens.
— Le design est-il éphémère ?
Non. La qualité est une valeur qui dure longtemps. À notre époque où tout change rapidement, beaucoup de choses perdent leur sens quand le contexte évolue mais cela ne leur retire pas leur qualité. Elles peuvent continuer d'être considérées comme du « bon design ». Le design qui suit principalement des tendances et des modes n’a jamais suscité mon admiration et les choses qui en résultent perdent en effet leur sens très vite.
— Doit-il s'orienter vers l'éphémère ou vers le permanent ?
Je ne pense pas que le design doive nécessairement conserver sa forme initiale très longtemps pour avoir de la valeur.
La durabilité devrait certainement être l'une des caractéristiques recherchées lors de la création d'un objet. L’objet peut changer au fil du temps, s’adapter et grandir, apprendre avec son environnement changeant.
— Comment vous définissez-vous par rapport à un décorateur ? Un architecte d'intérieur ? Un styliste ?
Je ne serais doué pour aucun de ces métiers.
— À qui s'adresse le design : au plus grand nombre ? Aux spécialistes ou aux amateurs éclairés ? À une classe sociale privilégiée ?
Apparemment, mon travail s’adresse à une variété de gens aux parcours et intérêts divers. J’aime évoluer dans ces contextes différents et rencontrer des gens vraiment inspirants à travers mon travail. Je n’ai pas de catégorie cible particulière en tête. Le fait d'être inclusif dans ce domaine me semble être une qualité. Les « destinataires » de mon travail n’en sont jamais le point de départ. Je travaille sur des idées et suis toujours en quête de processus pertinents dans un contexte donné.
— Après avoir répondu à toutes ces questions, est-ce que vous avez l'impression de pratiquer la profession de « designer » dans des conditions satisfaisantes voire optimum ?
Je ne suis jamais vraiment satisfait de mon travail. Ça me permet d’avancer. Je sais que je peux mieux faire et j’apprécie le voyage !
— Avez-vous été obligé d'accepter des compromis ?
Souvent. Et j’ai vraiment des sentiments partagés à ce propos. Il y a une grande différence entre collaboration et compromis. La collaboration est souvent fructueuse et valorisante. Elle rend une idée assurément plus forte. Le compromis peut parfois être plus dur à accepter et moins satisfaisant. J’essaie de ne pas trop faire de compromis - surtout quand la qualité est en jeu.
— Quelle est la condition principale pour la pratique du design et sa propagation ?
S’assurer de poser les bonnes questions et d’avoir un retour adéquat, garder le contact avec les gens et rester curieux. Éviter la routine.
— Quel est le futur du design ?
Il y aura beaucoup de futurs du design. Dans une société connectée qui a perdu le sens de la linéarité et du progrès, il y a beaucoup de réalités simultanées avec une multitude de tâches et de raisons d’exister. Je souhaite au design d’être un pouvoir constant dans la société, promouvant l’originalité, la sensibilité et l’audace.